Annonciation de Prejlocaj

Comment Angelin Preljocaj, à travers Annonciation, transforme-t-il une scène religieuse traditionnelle en une expérience charnelle, spirituelle et profondément féminine de l’incarnation ?

Comment la scénographie et le mouvement font-ils du corps de Marie un véritable lieu de passage entre humanité et divinité ?

Pièce courte pour 2 danseuses (Marie et l’Ange), créée le 26 septembre 1995 à l’Opéra de Lausanne et élaborée au TNDI de Châteauvallon. Elle dure environ 20 minutes et a reçu un Bessie Award (New York Dance & Performance Award) en 1997. Costumes : Nathalie Sanson. Lumières : Jacques Chatelet. Preljocaj

Musique : double paysage sonore — Stéphane Roy, Crystal Music (électroacoustique) et Antonio Vivaldi, Magnificat (version Michel Corboz / Lausanne). L’alternance (souffles, grains, chorals) met en tension le charnel et le sacré. Preljocaj

Intentions : Preljocaj interroge la scène iconographique de l’Annonciation comme moment où “acceptation et révolte coexistent”, où “le message donne lieu à la fécondation” — un passage du symbole à la biologie du geste : “nous sommes au cœur de l’acte de conception”. 

Contexte de création

Créée en 1995 au Théâtre National de Danse et d’Image de Châteauvallon, Annonciation est une courte pièce de 10 minutes chorégraphiée par Angelin Preljocaj pour deux danseuses.
Elle a été présentée pour la première fois à l’Opéra de Lausanne et récompensée par un Bessie Award à New York en 1997.

Inspirée de la scène biblique de l’Annonciation, la pièce ne vise pas à raconter le passage de l’ange à la Vierge, mais à explorer l’instant du basculement, celui où le corps féminin devient le lieu du sacré.
Preljocaj décrit ce moment comme « le passage du message au corps », c’est-à-dire le moment de la conception, à la fois spirituelle et charnelle.

Sujet et intention chorégraphique

Le duo féminin remplace ici la représentation traditionnelle d’un ange masculin et d’une Vierge fragile.
Preljocaj interroge ainsi la transmission, le désir, la peur, et la métamorphose du corps féminin face à l’inattendu.

Cette rencontre n’est ni douce ni solennelle : elle est troublante, organique et intérieure.
Les deux danseuses incarnent deux forces — Marie et l’Ange, terre et esprit, matière et lumière — qui s’affrontent, s’enlacent et se reconnaissent.
L’enjeu n’est pas de représenter la religion, mais de donner corps à la notion d’incarnation : comment l’invisible entre-t-il dans le vivant ?


Corps, espace et mouvement

La gestuelle est dense, charnelle, contenue :

  • Les appuis sont lourds, ancrés dans le sol ; le poids du corps se fait matière.
  • Les bras dessinent des arcs, des ouvertures, des retraits, comme des ailes en tension.
  • Les contacts alternent entre proximité et résistance : frôlements, portés retenus, effleurements nerveux.

Le flux du mouvement oscille entre suspension et rupture.
Sur Vivaldi, le geste s’élargit, se déploie ; sur Stéphane Roy, il se crispe, s’accélère, se contracte.
Ce contraste sonore souligne la
dualité entre sacré et organique, entre souffle et matière.

Musique

La pièce alterne deux univers sonores :

  • Antonio Vivaldi – Magnificat (dir. Michel Corboz) : tension baroque, dimension céleste et lumineuse.
  • Stéphane Roy – Crystal Music : texture électroacoustique faite de souffles, de frémissements et de vibrations.

Cette alternance n’illustre pas l’action : elle crée des zones de résonance entre son et geste, entre extase et vertige.
La musique devient le souffle intérieur de la scène.

Scénographie et lumière

La scénographie traduit physiquement le passage du spirituel au charnel.
Le plateau s’ouvre sur une surface rouge sombre, semblable à un miroir d’eau.
Cette matière liquide, presque viscérale, évoque à la fois le sang menstruel, la matrice féminine, et la possibilité d’enfantement : l’origine de la vie.

Au fil de la pièce, le rouge est recouvert par du sable clair, image du temps qui passe et de la terre féconde qui accueille la transformation.
À la fin, ce sable recouvre tout : l’acte de conception symbolique est accompli.

Les costumes incarnent le contraste des figures :

  • Marie, en robe blanche simple, incarne la pureté, la fragilité et l’ouverture.
  • L’Ange, vêtu de bleu roi, couleur du divin et du céleste, représente la puissance messagère et la lumière spirituelle.

La lumière, finement dosée, sculpte les volumes, éclaire l’eau, puis adoucit les contours à mesure que le sable envahit la scène.
Elle devient un troisième protagoniste : elle sépare, unit, guide, révèle.

Procédés de composition



  • Écriture du contact : entre attirance et retrait, entre équilibre et effondrement.
  • Contrastes d’énergie : passages du calme suspendu à l’explosion nerveuse.
  • Symbolique chromatique : rouge (chair, sang), blanc (pureté, réception), bleu (divin).
  • Temporalité condensée : tout se joue dans la tension de l’instant, dans les dix minutes du passage.


Sens et portée de l’œuvre

Annonciation est une métaphore du passage, du moment où le corps devient lieu de vie et d’esprit.
Preljocaj ne cherche pas à raconter un miracle, mais à rendre sensible l’expérience de l’incarnation.
Le sacré y est tangible, presque biologique ; le divin naît du corps lui-même.

L’œuvre célèbre la force féminine, la capacité de transformation et la puissance silencieuse du consentement.
À travers ce duo, Preljocaj transforme une icône religieuse en une méditation charnelle et spirituelle sur la création.