Haka de Anjelin Prejlocaj
En quoi la relecture du haka par Angelin Preljocaj illustre-t-elle la rencontre entre culture traditionnelle et langage chorégraphique contemporain ?
Comment Angelin Preljocaj transforme-t-il un rituel guerrier maori en une œuvre chorégraphique contemporaine, révélant la richesse des échanges interculturels entre tradition et modernité, entre cultures masculine et féminine ?
Les échanges culturels ont toujours nourri la création artistique, permettant aux chorégraphes de puiser dans les traditions du monde pour réinventer de nouveaux langages du corps.
C’est dans cette dynamique qu’Angelin Preljocaj, chorégraphe contemporain français d’origine albanaise, crée en
2007 la pièce
HAKA, inspirée du rituel maori rendu célèbre par l’équipe de rugby néo-zélandaise des All Blacks.
En transposant cette danse guerrière, symbole de cohésion et d’identité nationale, à un
groupe de quinze danseuses, Preljocaj interroge la puissance du collectif, la mémoire des corps et la place du féminin dans un rituel historiquement masculin.
Cette œuvre devient ainsi un terrain d’échange entre
culture maorie et culture occidentale, entre
tradition et modernité, entre
rite et création artistique.
Analyse chorégraphique –
HAKA (2007) d’Angelin Preljocaj
Présentation et contexte
Angelin Preljocaj est un chorégraphe français d’origine albanaise. Formé à la danse classique puis contemporaine, il fonde sa compagnie en 1985 et s’installe au Pavillon Noir à Aix-en-Provence, centre chorégraphique national qu’il dirige. Son travail mêle la rigueur de la danse classique à la recherche gestuelle contemporaine.
La pièce HAKA, créée en 2007, s’inspire du haka maori, danse rituelle de Nouvelle-Zélande, exécutée traditionnellement pour accueillir, célébrer ou préparer un combat. Le haka symbolise la cohésion du groupe, la vitalité et l’identité du peuple maori.
Preljocaj en propose une
relecture contemporaine et féminine à travers
quinze danseuses, transposant ce rituel de puissance guerrière dans un univers épuré et collectif, où le corps féminin devient porteur de force et d’unité.
Les fondamentaux du mouvement
Espace
L’espace scénique est
sobre et frontal, sans décor ni variation de niveaux.
Les danseuses évoluent sur
un seul plan, sans rapport au sol ni sauts. Les
déplacements se font en
allers-retours du fond de scène vers l’avant-scène, structurant la progression rythmique.
L’espace est organisé en
trois lignes mouvantes de cinq danseuses, créant une géométrie claire et répétitive, renforçant la cohésion du groupe.
Temps
Le temps est marqué par une
accélération progressive des marches et de la gestuelle.
La
répétition régulière des motifs crée un effet de montée en puissance.
Le
rythme interne est donné par les
percussions corporelles et le
chant, produisant un tempo collectif sans accompagnement musical externe.
Flux et dynamique
Les
flux de mouvement alternent entre tension et relâchement.
Les
impacts dominent : frappes de bras, appuis ancrés, mouvements secs et précis.
La
respiration commune et la
synchronisation du groupe structurent le flux énergétique, créant une sensation d’onde collective.
Poids et engagement du corps
Les
appuis sont lourds, ancrés vers le sol, traduisant la gravité et la puissance du rituel.
Le
corps est habité : grimaces, cris, respiration et regard soutenu participent à la physicalité de la danse.
Chaque geste s’exécute avec une
intensité maîtrisée, où la répétition renforce l’impact visuel et sonore.
Analyse chorégraphique
La chorégraphie repose sur une
écriture de groupe rigoureuse.
L’unisson domine : toutes les danseuses exécutent les mêmes gestes, dans la même direction et au même moment, ce qui renforce l’effet d’unité et de cohésion.
Des
canons et
décalages temporels apparaissent entre les lignes, créant des effets d’écho visuel et sonore.
Les
phrases chorégraphiques sont répétées et accumulées, selon un principe d’amplification : à chaque reprise, le mouvement gagne en amplitude et en énergie.
Preljocaj utilise différents procédés de composition :
- Stucks (morceaux collés ou juxtaposés),
- Canon (décalage entre groupes),
- Rattrapé (un groupe rejoint un autre),
- Répétition et transposition (droite/gauche, debout/au sol, autre partie du corps),
- Contrastes (vite/lent, fluide/saccadé, grand/petit).
L’organisation spatiale suit des partitions différenciées :
- Ligne 1 : ABCD
- Ligne 2 : BCAD
- Ligne 3 : CABD
La pièce se compose d’un
unique tableau, fondé sur la
progression rythmique et énergétique du mouvement.
Le groupe agit comme un corps collectif, où la coordination, le souffle et la frappe deviennent le moteur de la composition.
Scénographie
La scénographie de HAKA est volontairement épurée, recentrant toute l’attention sur le corps et l’énergie du groupe.
Aucun décor n’est présent sur scène : un fond noir domine, créant un espace neutre et symbolique, proche du vide rituel. Cette sobriété visuelle renforce la tension dramatique et met en valeur la puissance physique et sonore des danseuses.
Les costumes jouent sur le contraste des signes : les interprètes portent un polo noir de rugby, référence directe aux All Blacks et au symbole de virilité, associé à des talons aiguilles et à des shorts noirs courts, éléments évoquant la féminité et la fragilité apparente. Ce contraste visuel crée un glissement de sens : Preljocaj interroge les stéréotypes de genre tout en rendant hommage à la force collective féminine.
L’éclairage, d’une grande neutralité, se contente d’illuminer uniformément le plateau. Il ne cherche pas à créer d’ambiance particulière, mais plutôt à laisser le mouvement et la gestuelle occuper tout l’espace perceptif du spectateur.
Le monde sonore repose exclusivement sur des percussions corporelles et sur les chants maoris, interprétés par les danseuses elles-mêmes. Il n’y a aucune musique extérieure, ce qui accentue la dimension organique de la pièce : le son naît du geste, du souffle et de l’impact.
Aucun objet scénique n’intervient, hormis la voix et la présence physique des danseuses. Le chant traditionnel maori agit comme une véritable partition rythmique, supportant la structure temporelle de la chorégraphie.
La distribution compte quinze danseuses, sans aucun danseur masculin. Ce choix renverse la symbolique initialement masculine du haka et met en avant une énergie de cohésion féminine.
Enfin, la pièce se déroule dans un théâtre à l’italienne, avec une frontalité assumée. Cette configuration accentue la puissance d’impact du groupe face au public, rappelant la confrontation initiale du haka, où le geste s’adresse directement à l’autre.
Lecture interprétative
Dans
HAKA, Preljocaj transforme un
rite guerrier masculin en un
rituel de puissance féminine.
Le groupe de femmes, uni par le souffle et le rythme, réinvestit l’espace scénique comme un champ de force.
Les gestes percutants, les frappes et les cris expriment la
solidarité, la
vitalité et la
fierté collective.
L’absence de décor et la frontalité concentrent toute l’attention sur le
langage du corps.
La pièce devient un
rituel chorégraphique contemporain, à la fois hommage et détournement d’une tradition ancestrale, où l’énergie du collectif transcende la distinction entre masculin et féminin.