May B de Maguy Marin
En quoi les corps lourds, fatigués et fragiles de May B deviennent-ils les témoins d’une humanité universelle ?
En quoi May B illustre-t-elle l’“urgence d’agir” chère à Maguy Marin, faisant de la scène un lieu de vigilance politique et de conscience collective ?
Créée en
1980 par
Maguy Marin au Théâtre municipal d’Angers avec le Ballet-Théâtre de l’Arche, May B est aujourd’hui considérée comme un
chef-d’œuvre de la Nouvelle danse française.
Lors de sa création, la pièce déroute : elle rompt radicalement avec l’esthétique abstraite et formaliste alors dominante, inspirée de Merce Cunningham et d’Alwin Nikolais.
Maguy Marin introduit au contraire un univers théâtral, grotesque, terriblement humain.
La chorégraphe s’inspire de l’univers de
Samuel Beckett, qu’elle rencontre avant la création : il l’encourage à “prendre toutes les libertés possibles”.
De ce dialogue naît une œuvre où la danse s’ancre dans la chair, le silence, le temps suspendu et l’absurde.
Les
personnages – dix interprètes (cinq femmes, cinq hommes) – semblent sortis d’En attendant Godot ou de Fin de partie : êtres fatigués, bancals, persistants.
D’abord critiquée, May B conquiert ensuite un immense succès international.
Reprise plus de
500 fois dans plus de 40 pays, elle devient une
pièce de répertoire et un pilier de la danse-théâtre en France.
Intentions chorégraphiques
Maguy Marin dit avoir voulu « déchiffrer nos gestes les plus intimes », ces gestes minuscules qui révèlent la condition humaine.
Dans May B, la
parole s’efface : seuls quelques mots résonnent –
« Fini, c’est fini. Ça va finir. Ça va peut-être finir. »
Ces phrases encadrent la pièce comme un écho au cycle de la vie et du temps.
L’objectif n’est pas de raconter mais de
montrer l’existence :
le besoin d’être ensemble, la solitude, la tendresse, la peur, la folie, la fragilité.
Chaque danseur incarne une part de l’humanité, dans sa
vulnérabilité et sa
résistance.
La gestuelle : entre danse et théâtre
Maguy Marin élabore ici une
danse minimale, nourrie de gestes quotidiens : marcher, s’arrêter, chanceler, se pencher, se gratter, glisser.
Les mouvements sont
précis, compulsifs, fébriles, souvent ancrés dans le sol ; la
pesanteur domine.
Le corps est
adhérent à la terre : déhanchements, dos ronds, torses creux, marches claudicantes.
La verticalité est contrariée, la stabilité fragile.
L’immobilité elle-même devient mouvement : un
“pas tout à fait immobile”, comme chez Beckett.
Les danseurs forment un groupe mouvant : une horde qui s’assemble et se défait.
« C’est un cœur qui de temps en temps se dissout », écrit Marin.
Cette pulsation collective fonde la dynamique de la pièce : écouter, respirer et agir ensemble.
Scénographie et univers plastique
La
scénographie renforce la tension entre poésie et trivialité :
les danseurs,
recouverts d’argile blanche, portent des
chemises de nuit sales et traînent parfois une valise.
Le sol, poudré de poussière, devient matière vivante.
Cette humanité blanchie évoque les
figures de Goya, Breughel ou Bacon, mais aussi les
sculptures hyper-réalistes de George Segal.
L’éclairage est tamisé, presque sépulcral ; il sculpte les volumes des corps.
L’espace frontal du
théâtre à l’italienne agit comme une cage : les personnages semblent enfermés dans leur condition.
Le monde sonore
La bande-son juxtapose
sons concrets et musiques classiques :
halètements, grognements, frottements de pas, murmures, râles, auxquels se mêlent les œuvres de :
- Schubert – La Jeune fille et la mort, musique choisie après l’entretien entre Marin et Beckett ;
- Gilles de Binche – écho populaire et carnavalesque ;
- Gavin Bryars – Jesus’ Blood Never Failed Me Yet, chant d’un sans-abri enregistré dans la rue.
Ces musiques, diffusées dans leur intégralité, composent un paysage sonore de solitude et de rédemption, oscillant entre spiritualité, misère et tendresse.
Fondamentaux du mouvement
- Poids et gravité : le centre est bas, les appuis forts ; la verticalité se désagrège.
- Espace : collectif, mouvant, resserré ; alternance de masses compactes et de vides silencieux.
- Temps : étiré, suspendu, scandé par les respirations et les silences.
- Flux : irrégulier, saccadé, alternant immobilité et secousses.
- Énergie : pulsée, haletante, parfois explosive, traduisant la tension entre vie et extinction.
- Relation : les danseurs s’attirent, se repoussent, se soutiennent ; communauté et isolement coexistent.
Structure et composition
Pas de narration linéaire : Marin construit un
théâtre du corps.
La composition s’appuie sur :
- une écoute rythmique collective,
- des formations de groupe qui se font et se défont,
- des enchaînements précis de marches, arrêts, répétitions, gestes-reflets.
La chorégraphie ne raconte rien : elle dévoile un état du monde, une humanité à la dérive, mais pleine de dignité.
Sens et portée de l’œuvre
May B bouleverse les codes de la danse contemporaine : elle unit le
corps dansant et le corps dramatique.
Le grotesque devient poétique, la laideur devient beauté.
Ces figures d’argile, maladroites et touchantes, résument la condition humaine :
attendre, tomber, se relever, recommencer.
La pièce révèle ce que Marin appelle « une poétique de l’être avec le monde » :
un art qui met en crise nos certitudes et fait surgir, dans le geste le plus pauvre, une vérité universelle.
L’urgence d’agir selon Maguy Marin
Maguy Marin ne conçoit pas la danse comme un simple spectacle isolé : pour elle, l’art est un espace où la réflexion collective, l’interpellation sociale et la responsabilité artistique prennent sens.
Le projet documentaire Maguy Marin : Time to Act (titre français : L’Urgence d’agir) montre bien cette intention : il retrace la trajectoire de la chorégraphe, son engagement, ses convictions, ses œuvres et leur résonance dans le monde contemporain. Il ne s’agit pas d’un simple “making-of”, mais d’un film qui expose la danse comme outil de conscience.
Dans ce film, Marin exprime une urgence à mettre en lumière les inégalités, les fractures sociales, le rapport au corps et à la mémoire collective. Elle rappelle que la chorégraphie n’est pas confinée à l’« esthétique » : elle est liée au temps présent, aux questions de vie et de mort, aux réalités humaines.
Le documentaire souligne également la forte dimension humaine de l’œuvre May B : les visages craquelés, l’argile, la fatigue des corps, mais aussi leur persistance dans le temps. Ces images sont autant de rappels que la danse peut incarner l’urgence d’exister, l’urgence de résister, d’être vigilants.
Enfin, Marin a souvent fait le lien entre danse et engagement concret : elle a refusé de participer à certaines manifestations culturelles par souci éthique, affirmant que l’art ne peut se dissocier de la position politique qui l’accompagne.
En somme, l’“urgence d’agir” chez Maguy Marin n’est pas un slogan, mais une posture artistique : un appel à ce que la danse demeure témoin du monde, qu’elle agisse dans l’espace social autant que dans l’espace scénique.