Rosas Danst Rosas de Anne Teresa De Keersmaeker

Comment la contrainte formelle et la répétition deviennent-elles, dans Rosas danst Rosas, un moyen d’affirmation du corps féminin et du vivant ?

De quelle manière Rosas danst Rosas, à travers le Fabulous Rosas Project et la controverse autour du clip de Beyoncé, interroge-t-elle la transmission et l’appropriation du patrimoine chorégraphique contemporain ?

Créée en 1983, Rosas danst Rosas marque un tournant décisif dans la carrière d’Anne Teresa De Keersmaeker, chorégraphe belge formée à Mudra puis à la Tisch School of the Arts à New York.
Cette œuvre, conçue pour
quatre danseuses, fonde la compagnie Rosas, dont elle devient la signature esthétique.

Prolongeant les recherches entamées dans Fase (1982), la chorégraphe approfondit ici le rapport entre structure musicale et mouvement, entre répétition, fatigue et présence réelle.
L’écriture chorégraphique repose sur une combinaison de gestes du quotidien et de constructions géométriques précises.

Dès sa création, la pièce est perçue comme un manifeste de la danse post-moderne européenne et comme une réinvention du rôle du corps féminin sur scène : ni symbole, ni décoratif, mais acteur du temps et du rythme.
Si l’œuvre fut parfois qualifiée de féministe, De Keersmaeker la décrit avant tout comme une
affirmation du vécu corporel : « Nous nous dansions nous-mêmes », disait-elle, revendiquant une expérience plutôt qu’un message idéologique.

Le rapport au corps, au poids et à la respiration

Dans Rosas danst Rosas, le corps s’impose dans sa densité et sa matière.
Loin d’un idéal de légèreté, la chorégraphie explore la
gravité du mouvement : le poids du torse, la chute, la reprise, la fatigue.
Les danseuses s’asseyent, se penchent, s’affaissent, se redressent ; chaque geste pèse, s’inscrit dans le sol, laisse une trace.

La respiration devient un élément structurant.
Elle rythme les phrases, soutient les reprises et fait entendre le corps.
Loin d’être masquée, elle devient visible : le souffle ponctue le geste, le relance, l’interrompt, le révèle.
Ce souffle commun, partagé entre les quatre interprètes, crée une musicalité organique parallèle à la partition sonore de Thierry De Mey et Peter Vermeersch.

Le spectateur perçoit la danse comme une épreuve physique et sensorielle : la répétition n’éteint pas la présence, elle la rend plus intense.
Le corps respire, s’épuise, persiste ; il habite le temps plutôt qu’il ne le maîtrise.

Procédés de composition : structure, partition et tableaux

La construction chorégraphique de Rosas danst Rosas se déploie selon quatre grands tableaux – ou quatre mouvements scéniques – qui organisent la progression dramaturgique :

  1. Le repos / le sommeil ;
  2. Le travail / l’effort ;
  3. Les solos / l’individualisation ;
  4. La synthèse finale, brève et condensée.

Chaque tableau possède sa propre logique d’espace, de rythme et de relation.
Mais à l’intérieur de cette dramaturgie en quatre actes, De Keersmaeker introduit une
partition interne plus fine, utilisée notamment dans le célèbre tableau des chaises : elle est composée de six sections identifiées (A, B, C, D, E, F) et de deux “stops”.

Ces stops sont des suspensions partielles : certaines danseuses s’immobilisent tandis que d’autres poursuivent la séquence, créant des déphasages et des reprises en cascade.
Cette structure en couches permet de jouer sur le temps et la densité : les gestes se répondent, s’échappent, se rattrapent.

Les principaux procédés d’écriture chorégraphique sont :

  • Unisson : cohésion parfaite, force du collectif.
  • Canon : décalage temporel entre interprètes, créant une polyphonie visuelle.
  • Rattrapé : reprise d’un motif interrompu par une autre danseuse, effet de tension et de relance.
  • Accumulation : ajout progressif d’éléments à une même phrase gestuelle.
  • Micro-variations : différences infimes dans l’exécution, marques de singularité.
  • Stops : suspensions qui redonnent souffle à la partition et permettent des contrastes d’énergie.

Cette organisation minutieuse ne produit pas une danse froide ; elle révèle au contraire l’humain dans la règle.
La
fragilité du souffle, les regards ou les écarts imperceptibles donnent à la structure mathématique une dimension sensible.
La partition devient ainsi un
lieu de tension entre contrainte et liberté, entre mécanique et vivant.

Scénographie et version filmée

Sur scène, la scénographie est dépouillée :
le plateau, presque nu, est ponctué de
chaises ; les lumières dessinent des zones claires et obscures selon une logique quasi architecturale ; les costumes, sobres et identiques (chemises, jupes, vêtements du quotidien), fonctionnent comme un uniforme collectif que chaque danseuse habite à sa manière.

La version filmée de Rosas danst Rosas, réalisée par Thierry De Mey, transpose la pièce dans l’ancienne école technique Van de Velde à Louvain.
Ce lieu, aux lignes géométriques et à la lumière industrielle, prolonge la grammaire spatiale de la chorégraphie.
Les cadres, couloirs et fenêtres deviennent partenaires du mouvement : l’architecture et le corps dialoguent.
La caméra explore les angles, les perspectives, la matière du bâtiment ; elle ne documente pas la danse, elle la
recompose dans l’espace filmique, créant un dialogue fascinant entre géométrie et souffle.


Transmission et ouverture : le Fabulous Rosas Project

Lancé pour les trente ans de la pièce, le Fabulous Rosas Project propose au public d’apprendre et de filmer la célèbre séquence des chaises.
Ce projet de transmission transforme Rosas danst Rosas en
patrimoine vivant, ouvert à la réinterprétation et à la pédagogie.
Il permet à chacun – danseur, élève, amateur – de s’approprier la rigueur du geste et d’en éprouver la dimension physique.
La pièce devient ainsi un outil d’éducation artistique, une manière de comprendre la danse par le faire.


L’affaire Beyoncé : entre citation et appropriation

En 2011, le clip Countdown de Beyoncé reprend plusieurs séquences et cadrages de Rosas danst Rosas et de Fase.
L’emprunt est manifeste : gestes sur chaise, alignements, regards frontaux, rythmes métronomiques.
De Keersmaeker, surprise mais sereine, souligne qu’elle n’a “rien contre la diffusion de la danse contemporaine”, tout en rappelant l’importance du respect des œuvres.

Ce débat interroge la frontière entre inspiration et plagiat, entre hommage et réappropriation commerciale.
Il révèle surtout la puissance iconique de la pièce : Rosas danst Rosas a quitté le cercle de la danse contemporaine pour devenir un
symbole visuel universel, immédiatement reconnaissable.

Sens et portée de l’œuvre

Rosas danst Rosas conjugue rigueur formelle et vibration organique.
Elle explore la répétition comme acte de résistance, la fatigue comme moteur de présence, la respiration comme musique intérieure.
Elle célèbre la féminité sans la caricaturer, transformant l’épuisement en énergie, la contrainte en liberté.

Entre structure et incarnation, discipline et souffle, De Keersmaeker offre une œuvre qui interroge la place du corps, du temps et du collectif dans l’acte de danser.
Quarante ans après sa création, Rosas danst Rosas demeure une référence absolue : un modèle d’écriture chorégraphique où
le corps pensant et le corps vivant ne font plus qu’un.